Noura Jabr

Édité par Maëva Perez.

Questions-Réponses AVEC NOURA JABR

La taxonomie est la science qui vise à comprendre et à organiser la diversité des organismes vivants. Cette discipline est essentielle pour de nombreux autres domaines de recherche en biologie et en conservation et a un impact direct sur notre compréhension de l'évolution des espèces. Malheureusement, de nos jours, il n'y a plus beaucoup de taxonomistes. Noura est l'une d'entre eux. Spécialiste des vers entéropneustes [du grec "entero" ("intestin") et "pneu-" ("respirer")], elle travaille au département des sciences biologiques de l'Université de Montréal depuis 2015.

Dans le cadre de sa maîtrise sous la direction de Dr. Christopher Cameron, elle a décrit deux nouvelles espèces d’entéropneustes récoltées dans les eaux nord-américaines. Enthousiaste à l'idée d'ajouter des connaissances sur la diversité marine, elle a décidé de continuer à travailler sur ces vers peu étudiés pour son doctorat. Son projet de thèse met en lumière plusieurs aspects de la biodiversité, de l'anatomie interne et du développement de ces invertébrés intrigants.

Voir son article publié dans EvoDevo ici.
Page profil de Noura ici.

Que sont les entéropneustes?

Les entéropneustes sont des animaux marins solitaires qui vivent sur les fonds marin (dans les sédiments, sous les rochers et parmi les varech ou d'autres organismes benthiques). Leur corps est allongé et leur taille varie de moins d'un millimètre à 1,5 mètre. Peu de gens connaissent l'existence de ces vers, et pourtant, les trouve partout dans les océans! De l'équateur aux pôles et de la zone intertidale aux profondeurs abyssales! Ils se nourrissent tous de plancton marin, certaines espèces en le filtrant directement dans l'eau, d'autres en ingérant des dépôts sédimentaires.

Enteropneuste filmé à 4000m de profondeur © MBARI

Malgré l'étendue de leur habitat et de leur mode de vie, ces vers restent largement sous-étudiés et l'on sait peu de choses sur leur biodiversité, leur développement et leur évolution. Les entéropneustes ont un registre fossile limité à seulement sept espèces et un peu plus d'une centaine d'espèces sont connues dans le monde. Dans cette étude, nous avons décrit une nouvelle espèce et ajouté à la connaissance de la diversité morphologique et développementale des entéropneustes en fournissant une description détaillée de son développement embryonnaire et larvaire.

Comment en es-tu arrivée à décrire une nouvelle espèce ?

De manière générale, les nouvelles espèces sont identifiées sur la base de caractéristiques morphologiques; lorsque l'anatomie interne et externe d'un animal diffère fortement de tous les autres représentants du groupe.
Dans notre cas, nous avons reçu des spécimens de vers provenant du golfe du Mexique. Nous avons d'abord pris des photos de l'adulte et effectué une série de mesures sur le corps. Afin de placer le ver dans la bonne catégorie taxonomique, j'ai examiné les principaux caractères propres aux différentes familles et genres d’entéropneustes. Pour distinguer les différentes espèces, les caractéristiques externes ne sont pas suffisantes et nous avons donc dû examiner l'anatomie interne à l'aide de techniques histologiques.

Rangs principaux de la classification taxonomique classique

Les spécimens adultes ont été déshydratés, enrobés dans de la cire, sectionnés à 10-12 μm et montés sur des lames de microscopie. Chaque lame a ensuite été dé-cirée, réhydratée, colorée et photographiée. Pour les étapes de coloration, les lames ont été placées dans de nombreuses solutions différentes, qui ont donné des couleurs distinctes aux différents tissus (par exemple, rouge pour les muscles, bleu pour le cartilage, etc.) Les échantillons sectionnés et colorés ont finalement été examinés au microscope et photographiés. Une par une, j'ai examiné les 281 lames microscopiques que j’ai créé en partant de l'extrémité antérieure du corps du ver jusqu’à l'extrémité postérieure. J'ai observé de nombreuses caractéristiques uniques ou spéciales qui rendaient cet animal différent des autres espèces du même genre, comme l'épaisseur et le nombre de muscles dans le proboscis (la partie "tête"), l’organisation du complexe du proboscis et la présence ou l'absence de certaines caractéristiques uniques telles que les pores, les canaux du collier, etc.

Anatomie externe de Schizocardium karankawa © Noura Jabr

Lorsque j'ai réalisé que ce spécimen différait morphologiquement des autres espèces de Schizocardium, y compris S. braziliense et S. californicum (une espèce sœur collectée dans une région proche), j'ai su que j'avais une nouvelle espèce entre les mains. Des analyses phylogénétiques ont également été fournies et ont confirmé que S. karnakawa est phylogénétiquement proche de S. californicum. Toutes deux sont phylogénétiquement éloignées des deux modèles typiques d’entéropneustes, Saccoglossus kowalevskii et Ptychodera flava. Nous avons appelé cette espèce Schizocardium karankawa en l'honneur du peuple Karankawa qui vit sur la côte texane où le ver a été trouvé. L'individu que j'avais décrit est devenu l'holotype, c’est à dire l'individu qui servira à jamais de représentant officiel pour cette espèce.

Pourquoi cette recherche est-elle importante ?

Mon travail contribue à la compréhension de la distribution et de la diversité des entéropneustes et met en évidence la riche biodiversité de notre environnement marin. Mon groupe est également le premier à étudier le développement musculaire chez les larves et vers juvéniles. Pour ce faire, nous avons réussi à maintenir des animaux adultes dans des conditions de laboratoire, à provoquer la ponte et à élever leurs larves. Dans cet article, nous avons fourni une description détaillée de nos méthodes qui sera très utile pour les études futures sur ces vers uniques.

Premières étapes du développement de S. karankawa. Microscopie optique des étapes de segmentation et gastrulation. © Noura Jabr

Que retiendras-tu de ce projet et qu'est-ce qui te rend fière de cet article ?

Le travail d'histologie est difficile! Il prend beaucoup de temps et nécessite des mains minutieuses. Pendant la préparation des lames, j'ai passé plus de temps avec ce ver qu'avec ma famille. À plusieurs reprises, les vers enrobés dans la cire se sont cassés et j'ai dû recommencer depuis le début. Malgré ce travail fastidieux, j'ai noué une relation particulière avec cet animal. Il était magnifique et j'avais l'impression que les lames étaient comme mes bijoux. De plus, après avoir terminé mon travail d'histologie en laboratoire, ma blouse blanche s’était teintée de toute sorte de couleurs différentes à cause de la teinture. Elle était devenue une magnifique œuvre d'art et j’ai décidé de la garder. Peut-être qu’un jour, je l'exposerai dans un musée.

Je suis fière de cet article parce qu'il est très riche en informations au-delà du travail histologique. De plus, au cours de ce travail, j'ai collaboré avec des scientifiques extraordinaires et nous avons formé une équipe formidable.

Quelle est la prochaine étape pour toi ?

Je suis en train de décrire trois espèces supplémentaires dans la famille des Ptychoderidae et de travailler sur de nouvelles façons d'effectuer des études de taxonomie lorsqu'on a affaire à de nouvelles espèces. Enfin, je suis en train de constituer une collection virtuelle d'holotypes d’enteropneustes d'Amérique du Nord (certains d’entre eux datent de 1902!). La collection sera publiée en ligne à la disposition de toute personne intéressée et contiendra des informations telles que le numéro d'accession, la source, le collecteur, le nombre et l'état des spécimens, comment ils sont préservés, la coloration, le numéro de la diapositive et le numéro du musée d'histoire naturelle (USNM) NMNH. Je collabore avec CANADENSYS (Canadian Network in Biodiversity Informatics) pour publier ma collection sur leur site web.

Merci Noura. Nous sommes impatients de lire tes nouvelles recherches.

Version française

Questions and Answers with NOURA JABR

Taxonomy is the science that aims to understand and organize the diversity of living organisms. This discipline is essential to many other research areas in biology and conservation and directly impacts our understanding of species evolution. Unfortunately, these days there are not many taxonomists. Noura is one of them. A specialist in acorn worms [also called enteropneusts from the greek "entero" ("intestine"), and "pneust" ("breathing")], she has been working in the Université de Montréal’s Biological Sciences department since 2015.

For her Master’s degree under the direction of Dr. Christopher Cameron, she described two new species of acorn worms collected from North American waters. Excited to add knowledge of the diversity of North American waters, she decided to continue working on these understudied worms for her Ph.D. Her doctoral project sheds light on several aspects of acorn worms’ biodiversity, internal anatomy, and development.

See her paper published in EvoDevo here.
Noura's profile page here.

What are acorn worms?

Acorn worms (or enteropneusts) are free-living, solitary marine animals that live on the seafloor (in sedimentary burrows, under rocks, and among kelp holdfasts or other benthic organisms). Their body is elongated and range from less than a millimeter to 1.5 meters in size. Not many people are aware of these worms, but in the oceans, they are found everywhere! From the equator to the poles and from the intertidal zone to the deep sea! They all feed on marine plankton; some species by filtering them from the water directly, and others by ingesting sediment deposits.

Despite their large breath of habitat and lifestyle, these worms remain largely understudied, and little is known about their biodiversity, developmental biology, and evolution. Acorn worms have a small fossil record limited to only seven species and some trace fossils; a little more than a hundred species are known worldwide. In this study, we described a new species and added to the knowledge of enteropneusts’ morphological and developmental diversity by providing a detailed description of its embryonic and larval development.

How did you go about describing a new species?

New species are mainly identified based on morphological features when an animal's internal and external anatomy strongly differs from all other group representatives.

In our case, we received specimens of acorn worms collected from the Gulf of Mexico. First, we took photos of the adult and made the necessary measurement for the body. I looked at the main characters that were unique for each family and genera to place the worm in the proper taxonomic category. The external characteristics are insufficient to distinguish between different species, and we needed to look at the internal anatomy using histological techniques.

Main ranks of the classical taxonomic classification

Adult specimens were dehydrated, embedded in wax, sectioned at 10–12 μm, and mounted onto slides. Each slide was then de-waxed, rehydrated, stained, and photographed. For the staining steps, the slides were placed in many different solutions, which gave different colours to different tissues (for example, red to muscles, blue to cartilage etc.). The sectioned and stained specimens were viewed with a microscope and photographed. I reviewed the 281 slides one by one from the anterior to the posterior end of the worm’s body. I observed many unique or special characteristics that made this animal different from the other species in the same genera, like the thickness and numbers of the muscles in the proboscis (the “head” part), elaborations of the proboscis complex and the presence or absence of some unique characteristics such as pores, collar canals etc.

When I realized this specimen morphologically differed from other Schizocardium species, including S. braziliense, and S. californicum (a sister species collected from a close area), I knew I had a new species in my hands. Phylogenetic analyses were also provided and approved that S. karnakawa is phylogenetically close to S. californicum. Both are phylogenetically distant from the acorn worm evo-devo model species Saccoglossus kowalevskii and Ptychodera flava. We called this species Schizocardium karankawa in honor of the Karankawa First Nations people that live on the Texan coast where the worm was found. The individual I had described became the holotype, the individual that will forever serve as the official representative for that species.

Why is this research important?

My work contributes to understanding the distribution and diversity of acorn worms and highlights the rich biodiversity of our marine environment. My group is also the first to provide a study of the muscle development of early juvenile worms. To do so, we managed to keep adult animals in laboratory conditions, induce spawning and rear their larvae. In this paper, we provided a detailed description of our methods which will be really helpful to future studies on these unique worms.

What will you remember about this project, and what makes you proud of this paper?

Histology work is hard! It takes a long time and requires careful and special hands. While preparing the slides, I spent more time with this worm than with my family. Several times, the wax-embedded worms broke and I had to restart from the beginning. Despite the tedious work, I made a special relationship with this animal. It was beautiful, and I felt the slides were like my jewelry. Also, after finishing my lab histology work, I looked at my white lab coat, and discovered that it was full of different colours because of the stain. It had become a piece of art. I decided to keep it. Maybe someday, it will be displayed in some museum. It is really beautiful.

I am proud of this paper because it is rich in information not only limited to histology. Furthermore, during the journey of working on paper, I collaborated with amazing scientists and we were a great team.

What is the next step for you?

I am describing three more species from the family Ptychoderidae and working on new ways to perform general taxonomy studies when it comes to new species. Finally, I am making a virtual collection of North American acorn worm holotypes (some of which are from 1902!), and we will make it available online for anyone interested. The collection will be published online with information such as Accession number, source, collector, number and condition of specimens, fixation, stain, slide number, and (USNM) NMNH natural museum of natural history number. I am collaborating with CANADENSYS (Canadian Network in Biodiversity Informatics) to publish my collection on their website.

Thanks Noura. We are looking forward to reading your new research.

​The embryology, metamorphosis, and muscle development of Schizocardium karankawa sp. nov. (Enteropneusta) from the Gulf of Mexico

Questions-Réponses AVEC NOURA JABR

Questions and Answers with NOURA JABR

**The embryology, metamorphosis, and muscle development of Schizocardium karankawa sp. nov. (Enteropneusta) from the Gulf of Mexico**